Les ruminations sont des modes de réponse au sentiment de détresse, une technique psychique pour tenter de contrôler un ressenti désagréable. Ruminer, c’est se concentrer de manière excessive et répétitive sur ses propres symptômes (dans la dépression, se répéter en boucle que l’on a la force de rien), sur les explications possibles du ressenti désagréable (pourquoi est-ce que je n’arrive pas à faire plus de choses ?), et sur les conséquences de cet état de souffrance (si je continue à être aussi inactive, mon mari me quittera). Elles sont verbales et leur contenu est de valence négative.
Les ruminations ne sont pas systématiquement dysfonctionnelles et/ou pathologiques. Elles font partie des stratégies de régulation de nos émotions que nous avons acquises durant notre développement. En effet, « réfléchir » de manière répétitive à un problème permet dans certaines circonstances de lui trouver une solution. Mais lorsque ces pensées deviennent obsédantes, répétitives, intrusives et envahissantes, elles peuvent provoquer un sentiment d’impuissance et de désarroi.
La rumination est une stratégie apprise. Par exemple en imitant un adulte qui ressasse sans cesse les mêmes pensées. Ou, au contraire, parce que nous n’avons pas pu apprendre, petit, à gérer les situations désagréables, nous avons trouvé cette « solution » pour tenter d’apaiser ces débordements émotionnels douloureux. Et nous nous sommes alors engagés dans des boucles de pensées en espérant y trouver soulagement, explication, solution.
Ce n’est pas tant le thème de la rumination qui est problématique, mais le style de rumination. Il existe une différence de dynamique entre ressasser « pourquoi est-ce que c’est moi qui suis licencié, et non mon collègue ? » et « comment je vais faire pour retrouver un job ? ».
En psychologie, on distingue les ruminations dites « fonctionnelles », qui sont centrées sur le « COMMENT » résoudre une situation problématique, et les ruminations « dysfonctionnelles », focalisées autour du « POURQUOI » est-ce que je vis cela ? Il est parfois difficile de faire la distinction entre les deux. Pourtant les premières sont orientées sur la souffrance elle-même et sur les modalités de résolution, les deuxièmes sont au contraire centrées sur les causes, les conséquences et le sens de la souffrance. Ces dernières sont de contenu abstrait quand les premières, fonctionnelles, sont de contenu concret. C’est d’ailleurs là que de interventions thérapeutiques vont pouvoir s’opérer. Il s’agira d’aider la personne à développer une compétence de « concrétude » : par des exercices d’imagerie mentale, le thérapeute va entrainer la personne à détourner ses pensées du « pourquoi » pour les orienter vers le « comment ».
Bien souvent, mes patients sont convaincus que leurs ressassements les aideront, à un moment ou à un autre, à trouver comment résoudre la situation douloureuse. Il n’en est généralement rien, car les ruminations orientent l’énergie vers la pensée, et non vers l’action. Elles immobilisent dans la passivité, empêchant la mise en mouvement vers une solution. On va même jusqu’à considérer, dans les approches cognitivo-comportementales, que les ruminations servent de stratégie d’évitement de la situation douloureuse : si ma pensée tourne en boucle autour du pourquoi, alors, j’évite de me confronter au comment, c’est-à-dire au changement.
Ainsi l’on voit que les ruminations peuvent avoir une fonction : celle de nous protéger du changement, en nous immobilisant dans une pensée stérile et désagréable. Elles ont même parfois pour fonction de nous isoler des autres. Lorsque l’on rumine trop, notre entourage se lasse de nous écouter, et prend parfois ses distances, où exprime de l’agacement. Ce processus sert ainsi à confirmer nos croyances (« les autres ne me supportent pas », « personne ne comprend ce que je ressens » …)
Parfois, tourner en boucle une question est une manière d’éviter la réponse (ruminer « est-ce que mes propos de l’autre jour ont blessé ma fille ? est-ce qu’elle m’en veut ? » permet de ne pas s’exposer à la déception et/ou la honte en posant la question directement à sa fille.). Ainsi, l’enfermement dans les pensées empêche de se confronter à la situation qui fait souffrir, et à ses possibles conséquences douloureuses. Mieux, les ruminations étant essentiellement verbales, elles serviraient à inhiber la production d’images visuelles mentales douloureuses. En effet, les images sont plus à même de provoquer des émotions désagréables ; et celles si seront plus intenses que les émotions provoquées par les mots. Ces mots nous protégeraient d’images considérées comme plus douloureuses. De plus, nous avons bien souvent l’illusion que ces pensées nous sont utiles. Nous croyons implicitement que ressasser la même pensée va nous permettre, soit de trouver une solution, soit de mieux nous comprendre.
Dans la dépression, ruminer donne l’illusion de contrôler les émotions douloureuses et les problèmes à l’origine de l’épisode dépressif. Mais elles privent la personne de sa capacité à s’engager dans des activités agréables, enrichissantes, ou utiles à l’amélioration de la situation. Un autre angle d’accompagnement thérapeutique sera alors d’aider la personne à trouver/retrouver des activités agréables, valorisantes qui l’aideront à s’ancrer dans l’ici et maintenant, détournant ainsi l’attention des pensées négatives, et développant une vision plus positive et dynamique de soi.
Les ruminations font parties de ce que l’on appelle les « pensées répétitives négatives ».
L’inquiétude (ou le soucis) se définit comme un groupement de pensées et/ou d’images chargées d’affects désagréables, difficiles à contrôler. L’inquiétude est assimilable à une tentative de résoudre un problème dont l’issue est généralement incertaine, et qui présente un lien étroit avec la peur. L’incertitude est caractéristique des troubles anxieux. Elle est orientée vers l’avenir, les potentielles menaces et le sentiment d’insécurité (elle peut concerner les conséquences futures d’un évènement passé).
La rumination-colère consiste en une succession incontrôlable de pensées chargées de haine, d’hostilité et de désir de vengeance.
Le pessimisme défensif consiste à ressasser, avant la survenue d’un évènement, l’ensemble des pires scenarii possibles. Ceci afin de pouvoir regagner dans un deuxième temps un sentiment de contrôle en se focalisant sur les différentes manières d’éviter lesdites catastrophes. C’est une manière défensive d’envisager un futur échec et donc de se motiver à l’éviter. Ici les pensées répétitives négatives en alimentant l’anxiété, alimente la motivation.
L’obsession est différente de la rumination en ce qu’elle est involontaire, intrusive et irrépressible. Sa source est généralement inconsciente, et elle pousse à l’action « compulsion » visant à apaiser l’anxiété
Tenir un journal peut aider à évaluer l’impact des ruminations dysfonctionnelles.
Dans le contexte économique et géopolitique actuel, la seule certitude reste l’incertain, et ce, pour une durée indéterminée. Dans ce contexte, les ruminations peuvent être des tentatives de reprendre le contrôle sur nos peurs et notre sentiment d’insécurité. Pour traverser ces turbulences incertaines, il va nous falloir apprendre à prendre du recul et à réinventer nos façons (reflexes) de voir le monde et de tenter de le garder sous notre contrôle. La période que nous traversons collectivement et individuellement peut/doit être l’opportunité de créer un espace, un temps, pour regarder ce qui a véritablement de l’importance dans nos vies.
Dans le même esprit, les périodes de confinements que nous avons connues à la suite de l’épidémie de COVID-19, et l’incertitude dans laquelle cette pandémie nous a plongés à l’époque, ont eu le mérite de nous questionner sur ce qui avait du sens pour nous. Beaucoup de mes patients ont saisi ce temps suspendu, ce ralentissement pour se lancer dans des actions qui avaient du sens pour eux : embellir ou améliorer leur habitat ; reconstruire ou renforcer le lien avec les personnes qui comptent ; réapprendre celui/celle/ceux avec qui l’on vit au quotidien. Dans tous les cas, la connexion à l’ici et maintenant, à ce qui existe, au tangible (hors du passé et de l’avenir), a été pour eux une stratégie pour affronter et gérer leurs affects perturbants. Une orientation de l’esprit, une attitude d’acceptation de l’expérience, que celle-ci soit agréable ou non, qu’elle soit souhaitée ou non. Cette attitude s’intègre dans l’approche de pleine conscience. Cette approche vise à porter intentionnellement son attention aux expériences externes (et internes), sans jugement, sans commentaires, sans évaluation. Il s’agit d’une observation dénuée d’analyse, comme un constat « tiens, c’est ainsi ». En pratiquant régulièrement la pleine conscience, on réapprend à voir l’expérience pour ce qu’elle est, sans se laisser envahir par les émotions ou les pensées négatives. Aujourd’hui, différentes approches thérapeutiques s’appuient sur la pleine conscience pour aider les personnes à diminuer leurs symptômes dépressifs et/ou anxieux, tels que les ruminations. Ces approches s’appuient sur un travail d’acceptation (plutôt que de lutte) des pensées douloureuses et des affects qui les accompagnent. Nous citerons les programme MBSR (réduction du stress fondée sur la pleine conscience), MBCT (thérapie cognitive fondée sur la pleine conscience) et l’ACT (thérapie d’acceptation et d’engagement).
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